Julius EXNER

Modèle se déshabillant

Version d'Eckersberg - 1844
Version de Saloman - 1844
Version de Ballin - 1844
Eckersberg, session de 1839 - Trine Nielsen
Eckersberg, session de 1841 - Florentine
Eckersberg, session de 1843 - Madame Hack

Julius EXNER (1825, Copenhague – 1910, Copenhague)
Modèle se déshabillant
Huile sur toile
122 x 74 cm
Signée et datée 1842 en bas à droite
Exposition: très probablement Salon de Charlottenborg de 1845, sous le numéro 110, titrée Modelfigur, récompensée par une médaille d’argent
Provenance: Emilio Fernando Bolt (c.1860 – 1944), acquis auprès de l’artiste vers 1900, puis par descendance


Notre peinture fut réalisée dans le cadre des sessions d’été organisées entre 1839 et 1850 par Christoffer Wilhelm Eckersberg (1783-1853), le maître de la peinture danoise de la première moitié du XIXème siècle, dans son atelier-appartement privé en rez-de-chaussée à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Copenhague. Le maître y réunissait quelques élèves entre juin et septembre, louait un ou deux modèles pour la saison, qui étaient peints sous différents angles, les artistes (dont Eckersberg lui-même) étant assis l’un à côté de l’autre. Eckersberg avait pour habitude de peindre une version assez petite, les élèves des formats plus grands.

Plus généralement, l’oeuvre s’inscrit dans le contexte légendaire des recherches et des réformes effectuées par Eckersberg concernant les études de nus et en particulier de nus féminins, pour faire de cet exercice un genre de peinture à part entière.
Suite à son passage de deux ans dans l’atelier de Jacques-Louis David à Paris, en 1811, Eckersberg avait été sensibilisé au travail sur le nu et notamment sur des modèles vivants, à la lumière naturelle, tandis qu’au Danemark les dessins ne se faisaient alors que d’après des plâtres de modèles antiques ou autres mannequins. En 1822, alors qu’il y était professeur depuis 1818, c’est lui qui fit autoriser à l’Académie Royale de Copenhague l’étude de nus masculins, non plus le soir à la bougie, mais à la lumière naturelle ; à partir de 1833, c’est encore lui qui permit aux étudiants de travailler sur des modèles féminins nus, même si l’autorisation officielle de l’Académie n’eut lieu qu’en 1839.
Cette même année il institua ses sessions d’été, à titre privé, pour orienter sa peinture et celle de ses élèves vers une nouvelle conception de la représentation de modèles : même si le nu reste le thème véritable, il ne s’agit cependant plus d’un simple exercice académique. Le sujet est placé dans un intérieur contemporain, au décor plutôt sophistiqué, et occupé à une activité intime (c’est ce type de veine intimiste qu’on retrouvera plus tard chez Degas ou Cassatt par exemple) ; ainsi dans notre tableau, la jeune femme est sensée retirer ses vêtements pour effectuer sa toilette. L’objectif est que le spectateur oublie que le maître et ses élèves peignent un modèle au cours d’une séance de pose, et qu’il ait au contraire l’impression d’être lui-même seul avec le modèle, mais invisible, presque comme un voyeur malgré lui. D’ailleurs, dans ces tableaux, le modèle ne regarde jamais vers le spectateur, induisant une distanciation psychologique avec lui, alors que modèle et artiste sont en réalité physiquement très proches. D’autre part, il ne s’agit pas non plus de nus idéalisés, même si Eckersberg, preuve de sa dette envers l’antique, choisit des modèles et des poses assez classiques. La sensualité est réelle et très présente, avec des expressions rêveuses, voire innocentes, et hors du temps (les modèles ne semblent pas avoir d’âge défini), des attitudes et mouvements suaves et lents, et surtout avec des vêtements qui cachent ou dévoilent savamment des parties du corps féminin : haut des fesses, hanches prononcées…

Réalisé par un artiste de moins de 20 ans, notre sensuel tableau est probablement l’un des plus beaux et des plus spectaculaires produits par les élèves d’Eckersberg durant ces sessions d’été. D’un parfait équilibre entre la fermeté d’une statue antique (il rappelle la Venus de Milo) et la douceur des formes féminines, mis en valeur par une harmonieuse palette, il capte l’attention par de nombreux détails: les plis presque photographiques du vêtement blanc et de l’étoffe marron posée sur le fauteuil, le subtil dégradé de vert de la tenture murale, la teinte rosée des extrémités (pieds, mains, visage) traduisant la probable gêne du modèle malgré son professionnalisme, les cheveux soigneusement coiffés et plaqués selon la mode de l’époque (en particulier au Danemark), le rendu très réaliste du tissu lustré de l’assise du fauteuil, le minuscule reflet de la fenêtre dans le vernis du pied en acajou de la table, les jeux de lumière et d’ombres sur les différentes matières, et surtout le dialogue entre la sinuosité du dossier du fauteuil et celle du corps de la jeune femme. Il n’est pas étonnant qu’il ait reçu une médaille d’argent au Salon de Charlottenborg (l’équivalent de notre Salon des Beaux-Arts de Paris) de 1845.

Julius Exner, fils d’un musicien tchèque émigré au Danemark au moment des guerres napoléoniennes, fut formé à la peinture d’histoire par Lund (1777-1867) et par Eckersberg, avant de devenir à partir des années 1850 le principal représentant du « romantisme danois », avec des scènes traditionnelles et folkloriques du peuple danois, en particulier de l’île d’Amager. Il voyagea en Europe (Allemagne, Autriche, Suisse, Italie) à la fin des années 1860, et notamment en France, où il avait déjà envoyé deux tableaux à l’Exposition Universelle de Paris de 1855 (il exposera encore à celle de Paris en 1878), et effectua plusieurs séjours en Suède où il fut reçu membre de l’Académie Royale des Arts de Stockholm en 1866. Il occupera au Danemark plusieurs fonctions au sein de l’administration des Beaux-Arts.
Le tableau le plus connu des jeunes années d’Exner est celui, daté 1843, représentant des étudiants en art parmi les sculptures en plâtre de l’Académie des Beaux-Arts de Copenhague, et qui sera exposé au Salon de Charlottenborg en 1844 (il est aujourd’hui conservé au Staten Museum for Kunst de Copenhague). Mais il semble qu’Exner avait aussi participé à l’édition de 1842 avec un dessin et qu’il y ait obtenu une médaille d’argent.
La date de notre tableau présente une incertitude à ce jour non complètement résolue. Selon les agenda d’Eckersberg, généralement tenus avec soin, il n’y a pas de session d’été en 1842 (tout comme en 1845 et 1846). En revanche, on retrouve le même modèle féminin avec une attitude similaire dans plusieurs oeuvres produites par Eckersberg et ses élèves, a priori lors de la session de 1844 (précisons que cette session est la dernière pour laquelle des œuvres sont aujourd’hui identifiées). Cette session se déroula en août et septembre, sans que le nom du modèle soit précisé (cf la note 1 pour le détail des modèles entre 1839 et 1843). En revanche, nous connaissons les élèves participants – Julius Exner, Joël Ballin (1822-1885), Geskel Saloman (1821-1902), et une artiste femme, Caroline Behrens – et les oeuvres correspondantes. Le petit tableau (34,2 x 30,2 cm) d’Eckersberg est conservé dans une collection privée danoise ; le maître s’y est amusé à modifier le mobilier, et l’oeuvre est traditionnellement décrite comme de 1844; mais est-ce parce que la peinture porte une inscription 1844 (et dans ce cas, notre oeuvre aurait indubitablement été réalisée cette même année), ou bien seulement par analogie avec le tableau (102 x 77 cm, collection privée) de Geskel Saloman, lui-même signé et daté 1844 ? Mais la signature et la date de 1844 du tableau de Saloman ont été apposées postérieurement, en 1898, et on peut se demander si Saloman, alors âgé de 77 ans, n’aurait pas commis d’erreur avec l’année réelle d’exécution de son tableau ? Quant à la version de Joël Ballin (117 x 92 cm, Loeb Danish Art Collection, USA), elle ne porte ni date ni signature, et a été en quelque sorte donnée à l’artiste par élimination.
Au final, malgré les incertitudes de date des versions d’Eckersberg et de Saloman, l’absence de références sur une session d’été en 1842 nous fait penser que notre tableau d’Exner a été exécuté en 1844. Comment alors expliquer cette date de 1842 ? Peut-être Exner, à l’occasion du Salon de Charlottenborg de 1845, a-t-il voulu, en datant son tableau de 1842, démontrer un talent très précoce en faisant croire qu’il avait pu produire un petit chef d’oeuvre à seulement 17 ans ? Ou bien, comme nous pouvions le supputer pour la version de Saloman, a-t-il apposé cette date avec méprise dans ses vieilles années, par exemple au moment où il céda son tableau à Fernando Bolt ?

La famille de Fernando Bolt s’était expatriée en Amérique du Sud vers le milieu du XIXème siècle, et lui-même, pâtissier de son état, était né au Pérou, d’où la consonnance hispanique de son prénom. Il revenait régulièrement au Danemark, et c’est d’ailleurs à Copenhague que naquit son fils Niels Peter (1886-1955), qui fut un peintre de paysages, de natures mortes et de portraits, inspiré par l’impressionnisme. C’est à l’occasion d’un de ses séjours danois que Fernando dut rencontrer Exner et ne put résister à l’acquisition de cette fascinante image de l’Age d’Or de la peinture danoise.

Note 1
A la session d’été de 1839 (Août-Septembre), c’est Catherine (Trine) Nielsen qui sert de modèle, peignant ses cheveux : elle est peinte par Eckersberg (tableau conservé au Louvre) et par son élève Ludvig Smith (la peinture, datée, est conservée au National Museum de Stockholm) ; l’agenda d’Eckersberg ne mentionne pas les noms des autres élèves participant à cette session. On a un temps pensé que Smith avait participé pour la première fois aux sessions en 1840, mais il est bien présent en 1839.
A la session de 1840, les modèles sont Florentine (elle pose du 20 août au 1er septembre, et du 14 au 19 septembre) et Nathalia Stahl (elle pose au début de la session le 21 juin). La petite huile sur cuivre circulaire (diamètre 23 cm), peinte par Eckersberg avec Florentine pour modèle se trouve au musée d’Odense.
En 1841, Florentine est toujours modèle. Au cours de la période du 9 août au 16 septembre, Smith en peint une version de grand format (120 x 93 cm), conservée dans la collection Loeb, similaire à celle d’Eckersberg (dite Femme au miroir), de petit format (33,5 x 26 cm) conservée à la Hirschprung collection. Sally Henriques peignit une autre version (88 x 62 cm). Parmi les autres élèves présents en 1841 : Carl Dahl, HJ Hammer et Nathan Henriques (le frère de Sally).
Pour la période du 12 juillet au 7 août, on connaît un autre portrait de Florentine, dans une attitude différente, peint par Smith.
En 1843, le modèle pour la période du 25 juillet au 13 septembre s’appelle Madame Hack et elle pose assise en retirant sa pantoufle: les élèves sont Joël Ballin, Carl Balsgaard (118 x 90 cm, collection privée), Jens Vilhelm Top, HJ Hammer, Friedrich Theodor Baasch. Il existe une étude au crayon par Eckersberg (commerce de l’art allemand).