Jean-Jacques KARPFF, dit Casimir

Portrait de Nicolas Bronner, inspecteur du Trésor et amant de Mlle Mars

Portrait de Bronner au crayon par Karpff

Jean-Jacques KARPFF, dit Casimir (1770, Colmar – 1829, Versailles)
Portrait de Nicolas Bronner, inspecteur du Trésor et amant de Mlle Mars
Encre de Chine et rehauts de gouache blanche
8,6 x 7 cm
Signée en bas à droite Casimir f. (pour fécit)
Vers 1800/1808
Provenance:
– Vente Sotheby’s Genève (11/05/1983), lot 98
– Collection Dr Erika Pohl-Ströher (étiquette d’inventaire E 859), acquis à la vente précédente


Jean-Jacques Karpff est l’un de ces artistes dont les œuvres se reconnaissent presque au premier coup d’œil, plus particulièrement ses miniatures sur ivoire en grisaille peintes à l’encre de Chine, avec cette technique si particulière de lignes parallèles, qui donnent un côté « vibrant » à ses images, et font presque de lui un précurseur de l’Op Art (optical art).

Fils cadet d’un menuisier et tonnelier, Karpff débute à Colmar son apprentissage vers 1785 en suivant les cours du miniaturiste François-Joseph Hohr, qui lui enseigne les rudiments du dessin. Il poursuit sa formation en 1790 à Paris; il loge au palais du Luxembourg chez son protecteur, le comte de Narbonne-Lara, et suit les cours de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture. Admis dans l’atelier de Jacques-Louis David (où il gagne son surnom de « Casimir »), le jeune alsacien atteint à vingt ans un niveau important et fait la connaissance à Versailles de la poétesse Victoire Babois (1760-1839), auprès de laquelle il passera la fin de sa vie. Peu de temps après, il perd la protection du Comte de Narbonne-Lara, qui émigre après la chute de la monarchie. Karpff se trouve dans une situation précaire et espère surmonter ces difficultés grâce à l’aide de son maître, David, qui lui accorde un certificat de civisme pour lui permettre de parfaire sa formation à Rome. Ce projet de voyage ne se concrétise pas, car depuis son départ de l’atelier de David début 1793, Karpff a renoncé à son ambition originelle d’être peintre d’histoire, peut-être en raison de ses faiblesses coloristes, mais surtout parce qu’il ne peut se permettre, au regard de sa précarité financière, une formation trop longue, et que le portrait, dans lequel il excelle, est un genre immédiatement rémunérateur. Rappelé à l’automne 1793 à Colmar par la loi de réquisition militaire, il retrouve la protection de Knoll (son premier mécène) chez qui il loge et où il installe même son atelier.
Durant les années 1794 et 1795, Karpff est chargé avec le bibliothécaire Marquaire de rechercher et d’inventorier, dans tout le département du Haut-Rhin, les objets d’intérêt historique, artistique ou scientifique, dignes du patrimoine de la Nation. Ils sont rassemblés à l’ancien collège royal des Jésuites, dans un dépôt dénommé Musée national de Colmar. Le miniaturiste est responsable de leur conservation. L’année suivante, il est nommé professeur de dessin à la nouvelle École centrale du Haut-Rhin à Colmar, poste dont il restera titulaire de nombreuses années.
Dès lors, il se consacre essentiellement à la réalisation de portraits, toujours en grisaille, de la haute société colmarienne.
En 1805 Le préfet du Haut-Rhin attire l’attention de l’impératrice Joséphine de Beauharnais sur le talent de Karpff. Lors d’un séjour à Plombières, elle lui commande son portrait en pied dans une robe du sacre. C’est à ce moment que l’artiste atteint une certaine consécration officielle et vient s’installer définitivement en Ile de France, partageant son domicile entre Paris et Versailles.

Le modèle de notre miniature, Nicolas-Jacques Bronner, naît le 20 novembre 1773 à Longwy, en Meurthe et Moselle, pratiquement par erreur, puisque son père y est en garnison momentanée. Ce père, Michel Bronner, est sergent de la compagnie de M. de Latour au régiment de Salis dans les Grisons. Ce régiment est licencié, comme tous les régiments suisses, en 1792. C’est donc dans le canton des Grisons, dans la commune de Ems, que sont domiciliés les Bronner et où notre homme passera ses premières années. Il est probable qu’il arrive assez jeune à Colmar (vers 1783/85 ?), puisque nous verrons plus tard que Nicolas Bronner et Karpff sont des amis d’enfance.
En 1795, Bronner acquiert une maison à Colmar, faisant partie des propriétés de la commanderie de Saint-Jean.
Les détails manquent pour nous permettre de retracer les liens entre Colmar et Paris, mais Bronner semble travailler pendant la Révolution et le Directoire dans le négoce international auprès d’un de ses oncles, et c’est sous cette activité de négociant qu’il rencontre la célèbre comédienne Mademoiselle Mars, dont il sera le compagnon durant de plus cinq ans jusqu’en 1802. Ils vivent ensemble au 8 rue de la Loi (actuelle rue de Richelieu) à Paris, et auront trois enfants. L’aîné meurt à la naissance, une fille mourra en 1820, et un fils, Louis-Alphonse, sera son héritier en 1847. Rien ne nous dit comment leur liaison s’est terminée, mais Nicolas Bronner habite au cœur de la capitale durant cette période et fréquente la haute société, littéraire et politique. Ce sont probablement ses relations et sa réussite dans le négoce qui le mèneront à la Banque de France, puis au poste d’inspecteur du Trésor (une fonction créée par Gaudin en 1801) sous l’Empire.
En 1808 il épouse Suzanne-Isabelle Rosat, née en Allemagne mais de famille française, habitant à Garges (actuellement Garges-lès-Gonesse), mais surtout propriétaire terrienne en Normandie. Lors de ce mariage est témoin Jean-Jacques Karpff, dont la signature est apposée au bas de l’acte qui mentionne son domicile au 20, rue des Moulins à Paris (il est intéressant et intrigant de noter qu’au Salon de 1808, et au moins jusqu’en 1817, Karpff est domicilié au 17, quai Voltaire, à Paris).
Symbole de la réussite sociale de Bronner en 1809, alors qu’il est Inspecteur général du Trésor et qu’il se trouve au domicile du Maréchal Ney, il demande à la duchesse d’Elchingen, épouse du maréchal, d’accepter d’être la marraine de son premier enfant donné par sa femme, Léonce Bronner, né le 16 novembre 1809.
Appartenant jusqu’en 1814 à la complexe organisation du ministère du Trésor Public alors dirigé par Mollien (à cette époque il est directeur adjoint de la section de la comptabilité Centrale), Bronner se voit nommé en 1814 directeur de la division de la Comptabilité du nouveau ministère des Finances (résultat de la fusion des anciens ministères du Trésor et des Finances) dirigé par le baron Louis, et reçoit la Légion d’Honneur la même année. Mais selon le marquis d’Audiffret (subordonné et protégé du baron Louis), Bronner « était resté complètement étranger à la mission laborieuse des différentes branches d’administration qui composaient l’ensemble du ministère » , et dès la fin de 1814, le baron Louis le destitua pour incompétence. Disgracié, Bronner fut relégué à un poste mineur au Havre, et mourut le 23 septembre 1816 dans un hôtel parisien, couvert de dettes. Rien ne mentionne la cause de son décès à 43 ans, mais la ruine et cette disgrâce n’augurent-elles pas un suicide ?

Cette effigie de Nicolas Bronner existe en plusieurs exemplaires.

Deux versions au crayon noir, rehaussé de gouache blanche :
– Une conservée depuis 2009 au musée Unterlinden à Colmar – Format légèrement oval, signée « Casimir » . Provenance: vente Drouot (23/03/2007), puis collection Olivier Scherberich. Exposition Karpff en 2017. Au dos, le dessin porte la dédicace: « à Louis Léonce Jacques Nicolas Bronner, né le 16 novembre 1809 » .
– Une autre, de format circulaire, signée « Casimir » . Provenance: vente Christie’s New-York (30/01/1998), comme « Portrait de Jean-Philippe Bronner » , puis chez Hazlitt Gooden & Fox (Londres); vente Christie’s Londres (05/12/2007), puis collection Dr Erika Pohl-Ströher (1919-2016). Au dos du montage une inscription « Bronner et Karpff étaient amis d’enfance » .

Une version à l’encre de Chine et gouache blanche, sur ivoire, similaire à la nôtre :
– Galerie Jaegy-Theoleyre, signée « Cr » (pour Casimir), décrite comme « Portrait de M. Jean-Philippe Bronner, vers 1820 » .

L’idée, jamais remise en cause depuis sa première apparition sur le marché en 1978, que ce portrait serait celui de Jean-Philippe Bronner, un homonyme, est parfaitement inventée. Il existe bien un Jean-Philippe Bronner, né en 1792, économiste rhénan reconverti dans la viticulture. Mais notre doute est venu de cette date de naissance, le modèle ne semblant pas pouvoir avoir moins de 23 ou 25 ans, qui aurait induit une date de réalisation de notre effigie au plus tôt vers 1815/1818.
Ce qui était impossible au regard de l’évolution stylistique de Karpff, celui-ci abandonnant quasi définitivement les portraits strictement de profil, à l’image des camées antiques et des médailles, dans la deuxième moitié des années 1800.
Nous sommes alors partis des deux mentions accompagnant les portraits au crayon : « Bronner et Karpff étaient amis d’enfance » et « à Louis Léonce Jacques Nicolas Bronner » .
Ces mentions ont permis de révéler, après une minutieuse enquête, l’identité de Nicolas Bronner. Il a fallu remonter de ce Léonce Bronner (né en 1809), auquel un des dessins (celui du musée Unterlinden) est dédicacé. Celui-ci est discret dans l’histoire, mais nous retrouvons son adoption tardive (en 1836) par M. Bourboulon de Saint-Edme, second époux d’Isabelle Rosat. Il a fallu retrouver le premier mari de celle-ci pour comprendre l’adoption et remonter la piste du père de Léonce : Nicolas Bronner. La certitude de l’identité du portrait a été confortée à la découverte de la signature de Jean-Jacques Karpff, en tant que témoin du mariage « de son ami d’enfance » en 1808.
La boucle est donc bouclée et permet de faire enfin la lumière sur ce visage rayonnant et fier, témoignage artistique du cercle privé de cet extraordinaire miniaturiste alsacien. Amis proches dans la vie, Karpff et Bronner, tous deux reposant au cimetière du père Lachaise, le sont aussi pour l’éternité.

Concernant la date d’exécution de ce portrait, nous pouvons la borner avec confiance entre 1800 et 1808. Le procédé original des lignes parallèles obliques, tracées à la règle et limitées au visage et aux vêtements, est utilisé par Karpff seulement à partir de 1800. Avec les années (et notamment dans les œuvres vers 1815/1820), elles deviennent de plus en prononcées, et la finesse des lignes de notre miniature milite plutôt pour une réalisation dans les toutes premières années du siècle. Quant au portrait strictement de profil, de type médaillon, à mi-corps et avec un fond neutre, sans mise en scène, Karpff le pratique depuis la Révolution, mais dès le milieu des années 1800, il commence à l’abandonner pour privilégier les représentions de ses modèles de trois-quarts, dans un décor souvent élaboré, avec des accessoires, en intérieur ou en extérieur.
En fait, d’un point de vue stylistique seul, nous daterions volontiers le portrait autour de 1800/1802, au moment où Bronner partage la vie de Mademoiselle Mars, réalisé par Karpff à l’occasion d’un des quelques séjours qu’il effectue à Paris (notamment celui de 1800); Bronner aurait alors 27/29 ans, ce qui semble très plausible. Mais le portrait pourrait aussi remonter à 1806, moment du retour définitif de Karpff à Paris, afin de marquer une éventuelle promotion professionnelle de son ami au ministère du Trésor ; à cette époque Karpff peint un portrait du poète Ducis (l’oncle de sa douce amie Victoire Babois) à la manière assez proche du nôtre (profil strict, très légères hachures), mais nettement moins « martial » . Nous ne pouvons pas non plus exclure que cette effigie ait été exécutée en 1808, à l’occasion du mariage de Bronner, ce qui pourrait expliquer les versions déclinées sur plusieurs supports, destinées aux proches de Bronner ; mais notre modèle aurait alors 35 ans… et le style serait vraiment tardif.